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La hausse spectaculaire des vitesses moyennes dans le cyclisme de haut niveau s’explique en partie par une augmentation des braquets réclamée par les coureurs et mise à disposition par les équipementiers. Où s’arrêteront-ils ?
Par Guillaume Judas – Photo : ©3bikes.fr
En un peu plus de quarante ans, les vélos de haut de gamme tels qu’utilisés par les coureurs professionnels sont passés de six à douze pignons sur la roue arrière. Toujours avec deux plateaux, ce qui offre désormais théoriquement une quinzaine de rapports différents si l’on tient compte des possibles chevauchements. Une telle plage de développements proposée permet d’augmenter la polyvalence d’utilisation des vélos, dans les deux sens. Si les coureurs d’aujourd’hui grimpent les cols avec une cadence de pédalage plus élevée qu’autrefois, ils peuvent également rouler beaucoup plus vite en descente, en faux plat descendant ou sur le plat, grâce à des braquets importants totalement inimaginables à la fin du siècle dernier. « Grâce aux cassettes à 12 vitesses, nous avons toujours le bon braquet pour répondre aux exigences du terrain, sans avoir de compromis à faire, nous confiait récemment le jeune retraité Philippe Gilbert. Au début de ma carrière, les mécanos devaient encore changer la cassette des vélos en fonction du parcours, mais c’est quasiment devenu inutile aujourd’hui. »
Toujours plus
Cette polyvalence accrue des transmissions modernes est un argument avancé par les principaux équipementiers, Shimano, Sram et Campagnolo en tête. « En lançant nos cassettes avec un petit pignon de 10 dents en 2019, ce qui était totalement inédit à l’époque, notre objectif était d’augmenter la plage de développements de tous les pratiquants, quel que soit leur niveau, indique Jason Fowler, category manager chez Sram. Avec de plus petits pignons et un couple de plateaux également plus petit, il y a plus de différence entre les développements maximal et minimal, tout en réduisant les écarts entre chaque rapport sur la cassette. C’est tout bénéfice pour le cycliste en général. »
Mais très vite, cette solution des plateaux plus petits (46, 48 ou 50 dents) n’est pas apparue comme satisfaisante pour les coureurs professionnels équipés par la marque américaine, qui ont réclamé des plateaux plus classiques de 52, 54 et même 56 dents pour conserver leurs habitudes de pédalage, mais tout en restant équipés d’une cassette avec un petit pignon de 10 dents. « Les demandes dépendent un peu de chaque équipe et de leur terrain d’expression favori, reprend Jason Fowler. Chez Movistar par exemple, on nous demande beaucoup la combinaison 52-39 pour les plateaux et 10-33 pour la cassette. Chez Lidl-Trek, c’est plutôt des plateaux de 54-41, sauf pour Mads Pedersen, qui utilise souvent un 56 ! »
56/10 : un développement équivalent à un 62/11 ou à un 67/12. Les connaisseurs apprécieront. « La combinaison de plateaux choisie par les pros ne dépend pas du braquet maximal dont ils ont besoin, mais plutôt du développement sur lequel ils sont le plus à l’aise sur la cassette, précise John Cordoba, chef produit du Specialized Roubaix et fervent défenseur de la cassette avec un pignon de 10 dents. Avec un gros plateau, ils peuvent utiliser un braquet important tout en gardant la chaîne placée au milieu de la cassette, pour un meilleur rendement de la transmission. C’est aussi ce qu’on voit sur les vélos de contre-la-montre avec une utilisation de plateaux de 58, 60, voire 62 dents, utilisés le plus souvent avec les pignons de 13 et 14 dents. Mais évidemment, dès que le parcours est descendant ou que le vent pousse fort de dos, ils ne se gênent pas pour utiliser leur plus grand développement, et gagner ainsi beaucoup de vitesse. » « Avec un gros braquet, les coureurs ont compris qu’ils pouvaient rouler vite en peloton de manière plus régulière, en produisant moins de pics de puissance qui au final coûtent cher en énergie, précise Guillaume Girout, ancien pro et PDG de la société Dagg, qui importe et conçoit vélos et vêtements cyclistes. Ceci leur permet de s’économiser pour les phases cruciales de la course. » Que ce soit pour créer des différences ou pour suivre l’allure générale, les gros braquets semblent s’imposer à tous, sans que l’on sache si ce sont les éléments ou les coureurs qui en sont à l’origine.
Évolution du matériel et des conditions de course
L’utilisation de ces très gros braquets avait déjà été initiée à partir du milieu des années 2010, avant l’arrivée des transmissions à 12 vitesses. « Sur certaines étapes plates du Tour de France, je dois parfois utiliser un grand plateau de 54 ou 55 dents tellement ça va vite, nous révélait Tony Gallopin en 2018, porteur du maillot jaune sur le Tour de France 2014. » « Sur le Tour, les vitesses atteintes sont incroyables pour de multiples raisons, nous indiquait alors Yoann Offredo, ancien pro et aujourd’hui consultant pour France Télévisions. Nous roulons la plupart du temps sur un bitume parfaitement refait, il y a des spectateurs presque partout sur le parcours qui protègent un peu du vent, et énormément de voitures qui ouvrent la route. Tout cela crée comme un phénomène d’aspiration, auquel on peut même ajouter tous les enjeux particuliers autour de cette épreuve, qui font que ça va plus vite. Nous devons donc adapter nos braquets. » « J’ai fait l’essentiel de ma carrière avec un grand plateau de 53, relève pour sa part Kevin Reza, professionnel de 2011 à 2021. Mais après la première interruption à cause du Covid, en août 2020, j’ai constaté une nette augmentation de la vitesse générale. J’ai dû utiliser un plateau de 55 sur le Tour de France qui suivait, et notamment pour l’étape des Champs-Elysées. » À ces conditions particulières, s’ajoutent les évolutions du matériel, de plus en plus performant, avec rigidité et aérodynamisme, que ce soit sur la route ou sur la piste. Pour répondre aux demandes des coureurs, Shimano a d’ailleurs remplacé l’habituelle combinaison de plateaux 53-39 par 54-40 lors de la sortie de son dernier groupe de transmission haut de gamme en 2021, des plateaux utilisés par de nombreuses stars du peloton comme Mathieu van der Poel, Remco Evenepoel, Tom Pidcock, Geraint Thomas ou Julian Alaphilippe, quand Tadej Pogacar préfère un 55 dents.
« Sur piste, il y a eu un cap de franchi au niveau des braquets après les JO de Londres en 2012, intervient Mathieu Jeanne, entraineur national de paracyclisme. Les coureurs ont progressivement mis de plus en plus gros grâce aux gains aérodynamiques des vélos, mais aussi parce que c’était dans leurs capacités physiques. Au sein de la plupart des délégations des grandes nations du cyclisme, on effectue aujourd’hui un profilage des athlètes, et pour beaucoup d’entre eux, on s’est rendu compte qu’ils produisaient plus de puissance avec de plus gros développements. En poursuite par exemple, on recherche désormais une cadence de pédalage moyenne de 103 à 105 tours/minute, alors qu’auparavant on était au-dessus de 110, voire 120 pour Philippe Ermenault, champion du monde en 1997 et 1998, et champion olympique de poursuite par équipe en 1996. Aujourd’hui, son fils Corentin, que j’entraine, utilise des braquets de 63 à 69/15 selon les vélodromes en poursuite individuelle, et de 63 à 69/14 en poursuite par équipe. Même si les vitesses sont légèrement moins importantes, nous sommes dans le même ordre d’idée avec les athlètes handisport, en fonction de leur handicap bien sûr. Pour pouvoir emmener de tels braquets, les coureurs effectuent beaucoup de musculation en force maximale, même dans les catégories dites d’endurance. Cela leur permet de mieux lancer leur gros braquet au démarrage. »
Les coureurs ont progressivement mis de plus en plus gros grâce aux gains aérodynamiques des vélos, mais aussi parce que c’était dans leurs capacités physiques. – Mathieu Jeanne, entraineur national de paracyclisme
Des barrières psychologiques qui tombent
Pour Jean-François Guiborel, coach et ambassadeur du vélodrome de Saint-Quentin-en-Yvelines et grand observateur du cyclisme sur piste depuis près de 50 ans, l’évolution s’est effectuée au début des années 2000, au moins pour les sprinters : « Florian Rousseau, avec plusieurs titres mondiaux et olympiques à la fin des années 90, mettait déjà un braquet un peu plus gros qu’à l’époque Trentin/Morelon dans les années 60-70. Mais les méthodes d’entrainement ont évolué, et les sprinters se sont mis à faire beaucoup de musculation, avant les coureurs d’endurance. En quelques années, des barrières psychologiques sont tombées. À mes débuts, on restait fixés sur le fait que sur piste, il fallait travailler en vélocité, et uniquement en vélocité. Eddy Merckx et consorts se contentaient de 52/16 sur les Six Jours, bien en-deçà de leur capacités en réalité, alors qu’aujourd’hui les coureurs roulent avec un braquet autour de 60/15 sur les Américaines ou en Course aux points. Moi-même à 70 ans, je fais des temps à l’entrainement qui me donnent envie de recourir en Masters, avec 52/15, ce qui est plus gros que ce que j’utilisais en équipe de France à l’âge de 20 ans. Même chez les amateurs de Saint-Quentin-en-Yvelines, on fait comme le haut niveau. Certains ont beaucoup progressé, mais d’autres ont les yeux plus gros que le ventre. Tout le monde n’a pas la capacité d’emmener de si gros braquets, ou en tout cas il y a un juste milieu à trouver. »
Cette progression des braquets ne se retrouve pas seulement chez les cyclistes d’âge mûr. En France, les développements ne sont plus limités chez les Cadets (U17) depuis début 2022, une décision prise bien après d’autres pays, pour s’adapter aux exigences du cyclisme moderne. « On découvre que le corps humain peut travailler plus en force qu’on le croyait auparavant, reprend Jean-François Guiborel. Mais il faut quand même faire attention aux jeunes, quand ils sont en pleine croissance. Je vois des mômes qui prennent le chemin d’être diesel toute leur carrière, en mettant toujours de trop gros braquets et en oubliant de travailler la vélocité en complément. Ce qui n’est pas le cas des coureurs qui pratiquent aussi bien la route, que la piste, ou que le cyclo-cross, et qui de ce fait sont habitués à rouler à des cadences élevées, tout en travaillant spécifiquement la force à côté bien entendu. »
Barrières psychologiques effacées, méthodes d’entrainement plus modernes, coureurs plus athlétiques et matériel plus performant semblent expliquer l’augmentation des braquets ces dernières années, aussi bien à haut niveau que chez les aspirants champions. Jusqu’où ? « Cette augmentation des braquets s’arrêtera lorsque les vitesses stagneront, donc quand nous serons arrivés aux limites des évolutions humaines et matérielles, conclut Mathieu Jeanne. Si l’on s’en tient aux records qui tombent sans cesse, ce n’est apparemment pas pour tout de suite. »
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Wout van Aert milite pour une limitation des braquets, pour cesser cette course incessante à la vitesse, qui va commencer franchement à poser des problèmes de sécurité.
D’autres parlent d’un seul fabricant de pneu pour tout le monde, pour limiter les progrès.
Qu’en pensez-vous ?